Critique du film Nouvelle vague

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Par Super Seven

le 02/11/2025

À peur ouverte

Voilà un film fait pour prendre le critique de court. Surtout celui biberonné à l’école Cahiers, adepte de la morale de Rivette, des élucubrations de Hans Lucas, des diatribes de Truffaut, de “l’urgence et de la nécessité” de Rossellini. Plusieurs menaces guettent. D’une part, être pris par les sentiments, trahi par un film qui arriverait artificiellement à émouvoir en forçant le clin d'œil au critique qui sait et se sait flatté. D’autre part, être déçu par l’approche, l’effort de reconstitution pour rien et la trahison dans le regard porté sur une période en général et un artiste en particulier. Deux peurs donc. L’accueillir trop facilement ou le rejeter par principe. Cela reste on ne peut plus prégnant lorsqu'il s'agit ensuite de rendre compte, par la critique, de la réalité de l’entreprise de Richard Linklater. Car la peur est aussi le cœur battant de Nouvelle vague, œuvre dont la légèreté n’a d’égale que l’angoisse profonde qu’elle traîne en creux, dans le reflet d’une paire de lunettes noires qui renvoie moins les regards qu’elle n’absorbe une inquiétude silencieuse. Godard n’y est encore que Jean-Luc, jeune homme de vingt-neuf ans frustré de ne pas avoir réalisé son premier long-métrage (pas son premier film, insiste-t-il : “les courts, c’est de l’anti-cinéma !”) alors que ses camarades, eux, ont déjà ajouté une seconde casquette à celle de critique. Qu’est-ce qui peut bien coincer chez celui qui se considère génial et n’a pas froid aux yeux en allant provoquer Georges de Beauregard en sortie de projection de La Passe du diable, son film “dégueulasse” ? La “meilleure manière de critiquer un film est d’en faire un autre” dit-il au producteur en reformulant la conclusion de “L’âme au ventre” de Rivette, réflexion sur Jeux d’été de Bergman. Un aphorisme qu’on peut tout autant appliquer à Nouvelle vague quant à À bout de souffle, encore qu’il s’agisse moins de le critiquer que d’en faire la chronique dans le plus pur style Linklater (celui qui tisse des récits profonds à partir de l'anodin et de l'anecdote dans Everybody wants some ou Boyhood). À première vue même, un titre alternatif pourrait être “Journal d’un dégonflé” tant Jean-Luc apparaît pétrifié à l'idée de franchir le pas de la réalisation. Or, Nouvelle vague est précisément un film sur le fait de ne pas manquer d’air, de s’accorder des respirations (arrêter un tournage pour aller manger ou chercher l’inspiration), d’oser envers et contre tous/t (s’en foutre des raccords souhaités par la scripte, refuser le scénario), pour trouver son allure. Au critique désormais de rentrer dans la danse et d'embrasser, par le mimétisme qu'implique l'écriture (avec sa part de singularité interprétative), ce tempo pour voir comment Linklater parvient à transformer l'essai.

La clé pour cela ? Se pencher sur celles dont on a oublié qu'elles étaient les moteurs certes ambivalents (entre relations voire romances tumultueuses avec ses actrices et leur sublimation à l'écran) de l'œuvre de Godard ainsi que les précieux rouages du mouvement : les femmes. Ici, deux se distinguent. D’abord, Suzanne Schiffman. Peu connue du grand public car principalement co-scénariste – elle a toutefois co-réalisé Out 1 aux côtés de Jacques Rivette avant, en 1986, de signer seule Le Moine et la sorcière –, Schiffman s'affirme ici comme la première à rentrer dans le lard de Jean-Luc en lui faisant prendre conscience, lors de la soirée introductive et d'un partage de cigarettes à deux, qu'il ne s'agit que de prendre son courage à demain plutôt que de toujours reporter, avant de le laisser seul avec ses pensées. De même, à la sortie d'une projection. Après un défilé d'interventions pompeuses mais bienveillantes de Claude, Maurice et François qui occupent le champ l'un après l'autre pour rassurer leur ami, elle déboule dans le cadre du dernier avec un style tranchant, troquant l'intellectualisme complaisant pour l'intelligence vive ; à la longue série de pontifes auxquels François incite JL à s'inspirer, elle résume le tout d'un "Bref, ne merde pas !" suivi d'une tape sur l'épaule qui font beaucoup plus sens et traduisent davantage l'esprit insolent qui anime le projet de Godard que le sérieux figé des camarades qui la jouent vieux sages. De l'autre côté de la caméra, Jean Seberg, star américaine catapultée plus ou moins contre son gré dans une entreprise chaotique – elle rêve de travailler avec Chabrol et Truffaut mais se retrouve avec le chien fou de la bande. L'idée la plus touchante de Linklater est de faire de Seberg un faux miroir de Godard, l'incarnation physique de sa fascination pour le cinéma, hollywoodien qui plus est – elle sort du succès de Bonjour Tristesse de "Herr" Otto Preminger –, et de sa peur de l'échec. Jean-Luc l'invoque par l'entremise de la couverture du numéro 80 des Cahiers qu'il montre à de Beauregard – datant de février 58 alors que nous sommes en mai 59, élan de fantaisie où Godard prend le contrôle du temps et de nos regards –, marquant par là son changement de statut de la plume vers la caméra. Il ne s'agit plus tant d'écrire que de citer, de créer que de voler – de l'argent des Cahiers au plan des Quarante Tueurs de Samuel Fuller –, de construire que de malmener. Dès lors, elle fait les frais de cette lutte de l'auteur contre sa terreur ("Voir des films ne doit pas nous libérer de la terreur d'en faire" dit-il plus tard à Suzanne et François, après avoir partagé ses craintes sur son tournage en cours), étant constamment reléguée au second plan ou victime des élans aléatoires d'un Jean-Luc imprévisible. Elle a beau venir tous les jours sur le plateau, elle n'est utilisée qu'avec parcimonie, à l'image du bout de "scénario" quotidien sur lequel Godard précise et souligne "Patricia n'est pas dans cette scène" en lui tendant. La rivalité ne contrecarre pourtant pas la légèreté de l'ambiance mais nourrit son atmosphère ludique et créative. Sans le savoir, Seberg applique à son tour l'adage précité pour critiquer le processus de Godard en faisant sien le plateau, offrant à voir un film parallèle ; elle fait danser Belmondo dans le bar en attendant les portions de script quotidiennes dans des plans larges montrant sa capacité à amuser, elle-aussi, la galerie ; elle improvise une séquence où Raoul filme en contreplongée chaque membre de l'équipe faire un clin d'oeil en lui hurlant le fameux "Moteur Raoul !", gaspillant là de précieux mètres de pellicule devant un Rissient impuissant. De même, c'est elle qui trouve de nombreuses solutions de mise en scène quand Jean-Luc est en crise : la manière qu'a Belmondo de lui tenir la tête, la validation de la prise dans laquelle Godard joue un passant qui dénonce Poiccard, et surtout l'ultime plan et ce renversement du mot fétiche du cinéaste, "Dégueulasse", improvisé en accompagnement du bogie supplié. Ces passes d'armes entre l'auteur-acteur et l'actrice-autrice servent le regard d'un Linklater qui n'érige jamais Godard au rang de génie démiurgique mais prône la puissance du collectif, la nécessité de l'altérité pour avancer. C'est tout le sens du visionnage de la dernière séquence, quand Jean-Luc et ses amis visionnent À bout de souffle, réduit à sa scène de fin que l'on vit dans les lunettes noires du metteur en scène qui voit sa peur lui rentrer littéralement dans le crâne par ce reflet du mouvement de Seberg vers l'intérieur. À ceci suit l'accolade entre Jean-Luc et François dans un ultime arrêt sur image, qui est moins une incompréhension d'un fétichiste américain sur l'histoire entre les deux cinéastes qu'un possible élan de fantaisie de Linklater à la manière de Tarantino dans Once upon a time in… Hollywood pour offrir une seconde chance au passé.

Quoiqu'il arrive, Linklater sauve la camaraderie, l'esprit d'équipe et le partage (quoi de plus logique de la part de cet amoureux de l'esprit de troupe et du collectif qui s’est déjà évertué à les célébrer dans la trilogie des Before, l'épopée Boyhood ou encore Génération Rebelle), sans omettre les contradictions ni les expressions individuelles – Godard qui refuse d'écouter les conseils de Truffaut sur le meurtre de Poiccard mais fait quand même une prise pour lui ou Rissient qui lui impose d'attendre pour filmer l'allumage des réverbères. Là réside le charme de Nouvelle vague, conjoncture de remous au charme évident, porté par l'innocence et la joie communicative des interprètes : entre les facéties parfaitement mimétiques de Guillaume Marbeck (Jean-Luc), le flegmatisme robuste de Matthieu Penchinat (Raoul Coutard) et la transparence troublante de Zoey Deutch (Jean Seberg), pour ne citer qu'eux. Ce jeu de ressemblances entre ces inconnus d'aujourd'hui et ceux d'hier (n'oublions pas que Linklater s'attache à une période où ce ne sont que des amis qui jouent et pas encore, pour tous, des personnalités), transcende le dispositif par la potacherie insouciante qui en découle. La flatterie initiale a cédé le pas à l'émotion brute du critique méfiant redevenu, l'espace d'un instant et avec plaisir, spectateur comme les autres, lâché dans cette entreprise où les connaissances, finalement, importe peu. Certes Nouvelle vague se veut drôle comme du Guitry, libre comme du Rozier, burlesque comme du Lewis ou vif comme du Lang mais c'est surtout une invitation à se sortir les doigts du script, à faire fi des règles et des systèmes préconçus. On opposera que la forme sage (jamais RL ne s'emploie à faire du JLG, outre l'effet pelliculaire et le 1.33) et les moyens de production (loin de l'improvisation d'antan mais tout de même pas si délirants pour un tel projet) jurent avec cette intention mais c'est négliger le regard tendre d'un cinéaste qui ne cesse de réinventer et veut partager son désir de création. Surtout, par ce pari, Nouvelle vague s'amuse de son propre titre, désacralisant ce mouvement aujourd'hui à tort totem de l'élitisme et de la prétention pour revenir à l'essentiel : le populaire, dans le sens où ces films, quoiqu'on en pense désormais, étaient faits pour tout le monde et touchaient tout le monde (nombreux films de Godard et consorts ont dépassé le million d'entrées dans les années 60). Finalement, Linklater n'est que Richard et montre comment faire un film pour s'amuser en s'amusant, pour ramener une certaine innocence face aux – certaines – tendances du cinéma (français en l'occurrence) ; tel est le point de rencontre entre lui et Godard, qui entendent tous deux célébrer et revendiquer l'éternelle jeunesse de cet art jeune.

Elie Bartin

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